Deuxième partie : Compréhension
Sur la balance des nations avec les productions
Jean-Baptiste Say – juillet 1824
À considérer les sociétés humaines de très haut, on les voit comme des fourmilières dont les individus s’agitent dans tous les sens pour se procurer les objets de leurs besoins et de leurs désirs. Plus ils se donnent de mouvement, plus ils étendent leurs recherches, et mieux ils se trouvent pourvus des choses qui leur sont nécessaires, ou seulement agréables. Jusque-là, on conçoit facilement qu’il peut y avoir de l’inconvénient à borner leur industrie, mais qu’il n’y en a pas à la porter trop loin ; car on ne voit pas ce qu’il y a de fâcheux à posséder trop de choses nécessaires et agréables ; et si la question demeurait aussi simple, M. de Sismondi ne chercherait pas quelles mesures il peut conseiller au gouvernement pour empêcher les gens de produire ;M. Malthus n’admirerait pas la sagesse de la Providence, qui a permis qu’on nommât des bénéficiers oisifs chargés du doux emploi de jouir et de consommer, sans rien faire, les fruits péniblement créés par leurs semblables. Mais, ce qui au premier abord semble justifier les vues de ces estimables publicistes, c’est la manière dont s’opèrent les productions parmi les hommes. Tandis que chaque fourmilière, dans nos bois, travaille à un seul magasin, dans l’intérêt de la république, chaque personne, dans nos fourmilières humaines, ne travaille qu’à une seule sorte de choses utiles qu’elle appelle ses produits, et se procure par l’échange toutes les autres choses dont elle a besoin ; car vendre ce que l’on produit pour acheter ce que l’on veut consommer, c’est échanger les choses que l’on fait contre les choses dont on a besoin.
Dès lors, on conçoit que l’on peut produire, d’une chose en particulier, une quantité supérieure aux besoins ; car, si, dans une société composée de dix mille familles de producteurs, cinq mille s’occupaient à fabriquer des vases de faïence, et cinq mille à fabriquer des chaussures, cette société aurait incontestablement trop de vases et de chaussures, et manquerait de beaucoup d’autres choses non moins favorables à son bien-être. Mais, en même temps, on conçoit que l’inconvénient naîtrait, non pas de trop produire, mais de ne pas produire précisément ce qu’il convient.
Que si l’on objectait que chaque société humaine, au moyen de l’intelligence de l’homme et du parti qu’il sait tirer des agents que lui fournissent la nature et les arts, peut produire, de toutes les choses propres à satisfaire ses besoins et à multiplier ses jouissances, une quantité supérieure, à ce que la même société peut en consommer, je demanderais alors comment il arrive que nous ne connaissions aucune nation qui soit complètement approvisionnée, puisque, même chez celles qui passent pour florissantes, les sept huitièmes de la population manquent d’une multitude de produits regardés comme nécessaires, je ne dirai pas, dans une famille opulente, mais dans un ménage modeste ? J’habite en ce moment un village situé dans un des cantons les plus riches de la France. Cependant, sur vingt maisons, il en contient dix-neuf où je n’aperçois en y entrant qu’une nourriture grossière, et rien de ce qui sert de complément au bien-être des familles, aucune de ces choses que les Anglais nomment confortables ; point assez de lits pour coucher commodément tous les membres de la famille ; point assez de meubles pour qu’ils prennent à l’aise leurs repas ; point assez de linge, point assez de savon pour qu’ils se tiennent constamment reblanchis, etc.
Une maison elle-même est un produit. Si leur habitation ne leur offre que la moitié du logement nécessaire, si les plafonds sont trop bas, les fenêtres trop petites, les fermetures mauvaises, ils n’ont en ce genre que la moitié des produits que réclamerait leur bien-être, et ils se voient entièrement privés de ces agréments dont les moindres familles bourgeoises jouissent sous leurs yeux ; ils n’ont ni rideaux de lits et de fenêtres, ni tentures de papier pour couvrir leurs murs, ni peintures sur leurs boiseries, ni montres, ni pendules, ni beaucoup d’autres objets que, dans l’état de leur civilisation, ils ne désirent même pas, et qui pourtant contribueraient à rendre leur existence plus douce, si la consommation leur en était permise.
Ce ne sont donc point les consommateurs qui manquent dans une nation, mais les moyens d’acheter. M. de Sismondi croit que ces moyens seront plus étendus quand les produits seront plus rares, conséquemment plus chers, et que leur production procurera un plus ample salaire aux travailleurs. M. Malthus pense que ce sera lorsqu’il y aura un plus grand nombre de riches oisifs. Ricardo et (nos adversaires en conviennent) la plupart de ceux qui ont étudié l’économie des nations sont d’avis, au contraire, que, si la production est plus active, les procédés expéditifs plus multipliés, les produits plus abondants en un mot, les nations seront mieux pourvues, plus généralement pourvues. Telle est la proposition attaquée par M. de Sismondi, et celle qu’il s’agit de justifier.
En point de fait, je pourrais dire que les pays où les procédés expéditifs sont plus connus et les produits plus multipliés, comme les provinces les plus industrieuses de l’Angleterre, des États-Unis, de la Belgique, de l’Allemagne et de la France, sont aussi les pays les plus riches, ou, si l’on veut, les moins misérables. Mais cette simple remarque ne suffit pas. Ils pourraient devoir cet avantage à d’autres circonstances heureuses. Ne sont-ils pas riches, quoique chargés d’entraves et d’impôts, sans qu’on puisse dire que ce sont les impôts qui font leur prospérité ? Il faut prouver de plus que l’effet observé tient à la cause assignée, qu’elle en dépend, qu’elle en est la conséquence. C’est là ce que l’on demande aux maîtres de la science. Or, ils peuvent répondre que, dans ce cas, la science explique ce que la simple observation fait apercevoir.
Tout perfectionnement consiste en une diminution de frais de production pour obtenir les mêmes produits ; ou, ce qui revient exactement au même, en une augmentation de produits pour les mêmes frais. Qu’on analyse les différentes productions, on arrivera toujours à ce résultat. Le produit consistant essentiellement dans l’utilité qui résulte de son usage, l’augmentation du produit gît autant dans l’augmentation de sa qualité ou de sa beauté, que dans l’augmentation de sa quantité. Une bonne paire de bas qui dure deux fois autant qu’une plus mauvaise, ou qui par sa beauté fait deux fois autant d’honneur, est un produit double comparé à l’autre. Pour simplifier, regardons, nous le pouvons, tous les progrès de l’industrie comme une diminution dans les frais ; c’est la manière de présenter la question la plus favorable à M. de Sismondi.
Or, si je trouve le moyen de faire sortir d’une journée d’ouvrier plus d’ouvrage exécuté, comme cela arrive lorsque je perfectionne mes outils ; de ma terre plus de fruits chaque année, comme lorsque je supprime les jachères ; de mes ateliers plus de marchandises, comme lorsque je remplace des tourneurs de manivelle par une machine à vapeur, j’obtiens alors mes produits à moins de frais, et la concurrence m’oblige à les vendre à meilleur marché. L’industrie a fait un progrès. M. de Sismondi pense que c’est aux dépens de la classe ouvrière ; mais si, passé le moment de la transition, elle gagne tout autant ; si l’expérience vient encore à l’appui de cette assertion ; si le raisonnement nous fournit l’explication du fait, que pourra répliquer M. de Sismondi ? Il est de fait que les arts où il y a le plus de salaires gagnés sont ceux où les perfectionnements ont été portés le plus loin. On a cité, pour exemple, la filature du coton : depuis qu’elle s’opère par de grandes machines et par des moteurs aveugles, on y occupe un plus grand nombre d’ouvriers, et, dans les grades pareils, les ouvriers y sont mieux payés. On a cité de même l’art de multiplier les copies d’un livre ; car l’imprimerie et les arts qui en dépendent occupent beaucoup plus de monde que les copies manuscrites n’en occupaient avant cette invention.
D’où vient cet effet ? C’est que le bas prix favorise la vente. On peut acheter dix aunes d’étoffe au lieu d’une que l’on pouvait acheter auparavant ; dix volumes imprimés au lieu d’un seul manuscrit. Et comment les producteurs ont-ils les mêmes moyens d’acheter, quoique leurs produits aient baissé de prix ? C’est parce que la baisse des prix est venue, non de ce qu’on a payé une moindre somme de salaires, mais de ce que, grâce aux progrès des sciences et des arts, pour les mêmes salaires on a obtenu plus de produits.
Les progrès des arts sont très divers suivant les localités et les industries. Il y a des cas où c’est un grand progrès qu’une économie de deux ou trois pour cent dans les frais ; mais il y en a d’autres où la génération présente a vu des économies de moitié et de trois quarts : les effets observés ont été en proportion de ces progrès ; et dans ceux où l’on a obtenu des économies considérables, les quantités de produits que les producteurs ont pu consommer ont excédé souvent de beaucoup, non seulement en quantité, mais en valeur, les produits qu’ils consommaient auparavant, puisqu’en même temps que chaque ouvrier a été aussi bien payé qu’auparavant pour le moins, le nombre des ouvriers est devenu au total plus considérable, et qu’aux profits de la classe ouvrière on a pu ajouter ceux que des capitaux plus considérables, des terres mieux cultivées ont rendus à leurs propriétaires.
On comprend que dans des considérations aussi générales, aussi abrégées, les anomalies sont nécessairement négligées ; il faut balancer les pertes accidentelles par des profits généraux supérieurs, et tenir compte des résultats permanents, plutôt que des froissements qui accompagnent toujours les transitions.
C’est ainsi que l’industrie manufacturière et commerciale du globe, il y a quelques années, et l’industrie agricole en ce moment, ont dû traverser des circonstances difficiles ; mais qu’au total le sort de l’humanité s’est constamment amélioré avec les progrès des arts. La France avait seize millions d’habitants, au temps de Louis XIV ; non seulement elle en compte près du double, mais je crois être modéré en estimant au double (le fort portant le faible) la consommation de chaque habitant ; elle consommerait dès lors quatre fois plus de produits qu’à cette époque cependant si rapprochée de nous ; et je ne vois pas d’impossibilité à ce que, dans le courant du siècle prochain, une population double de la nôtre ne consomme quatre fois plus de produits que nous n’en consommons actuellement. Toujours est-il vrai que, jusqu’à présent, les produits qui se sont le plus facilement multipliés ont aussi été ceux qui se sont le plus facilement écoulés ; et nous venons de voir pourquoi leur multiplication même a pu être la cause de la demande qu’on en a faite. Si les désirs de M. de Sismondi étaient exaucés, il y aurait lieu de craindre, au contraire, que l’élévation de leur prix, selon lui si désirable, ne portât un coup funeste à la demande qu’on en ferait. Je suis bien éloigné, comme on voit, de croire avec lui que les savants, par l’accélération qu’ils donnent avec un zèle imprudent à l’adoption de chaque découverte, frappent sans cesse tantôt sur une classe, tantôt sur l’autre, et qu’ils font éprouver à la société entière les souffrances constantes des changements, au lieu du bénéfice des améliorations.
Mais enfin, dira M. de Sismondi, il y a un terme à la possibilité de produire ; et si les produits qui servent à loger, vêtir, instruire et amuser l’homme, peuvent se multiplier indéfiniment, et s’échanger les uns contre les autres, ceux qui le nourrissent et qui sont les plus indispensables sont bornés par l’étendue du territoire ; ou, du moins, à mesure que l’on est obligé de les faire venir de plus loin, on est obligé de les payer de plus en plus cher ; dès lors, il arrive un point où les revenus qu’il est possible de gagner en produisant sont insuffisants pour mettre un plus haut prix aux denrées alimentaires, et une nouvelle extension de population devient alors impossible. J’en demeure d’accord ; mais, puisque la nature des choses toute seule met graduellement un terme à cette augmentation de production et de population qui est un bien, pourquoi accélérer ce moment ? Pourquoi refuser aux nations la jouissance de tout le développement que leur permettent l’intelligence de l’homme et les progrès possibles des arts ?
Notes :
⦁ Jean de Sismondi (1773-1842) est un historien suisse. Il est influencé par l’économiste Adam Smith et adhère au libéralisme économique de Ricardo. Cette union s’achève avec la publication de Nouveaux principes d’économie politique, ou de la richesse dans ses rapports avec la population (1819). C’est le premier économiste à proposer une nécessaire redistribution des richesses.
⦁ Thomas Malthus (1766-1834) est un économiste britannique. Il appartient à l’école classique. Ses travaux portent principalement sur le lien entre la croissance de la population et la production. Il est l’auteur de Essai sur le principe de population (1798).
⦁ David Ricardo (1772-1823) est un économiste classique. Il est notamment l’auteur de Des principes de l’économie politique et de l’impôt (1817).
Quelle est l’affirmation exacte ?